Avec toutes mes sympathies by de Lamberterie Olivia

Auteur:de Lamberterie,Olivia [de Lamberterie,Olivia]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Stock
Publié: 2018-08-21T22:00:00+00:00

Montréal, été 2015

En le quittant, nous étions rincés avec l’unique envie de rentrer se reposer. On pouvait provisoirement mettre notre courage de côté. Alex et Florence ont eu un coup de foudre pour cette maison, située dans un quartier tranquille, composé de rues dessinées à l’équerre, de bâtiments bas et identiques – quelques marches, une porte de couleur et un escalier extérieur –, alignés comme à la parade et bordés d’une rangée d’arbres.

Son aménagement reflète leur rapport minutieux au monde. Chaque meuble, chaque pièce a été choisie selon leur goût. Mon frère ne vivait rien au hasard. L’ensemble, de couleurs sombres, pourrait être austère s’il n’était contredit par la fantaisie des objets rassemblés. Chacun d’entre eux est posé ici, accroché là pour ce qu’il raconte, pas pour décorer. C’est fou comme sont imprégnés de son esprit ces affiches encadrées, ces ciseaux géants en bois, enseigne d’une ancienne mercerie destinée à la benne, repérée sur un trottoir et rapportée sur son dos à la nuit tombée, ce mot géant « FUMOIR » pendu au-dessus de la table de la salle à manger, cet A comme Alex posé sur le rebord de la fenêtre, à côté d’un oiseau noir et doux. Que veulent dire toutes ces lettres qui parsèment les lieux, dessinées et collectionnées depuis qu’il sait tenir un crayon ? Est-ce l’alphabet de sa mélancolie ? A comme Albatros, cet oiseau aux ailes de géant qui l’empêche de marcher droit ? Quel venin transforme sa vie en montagnes rusées, un jour étincelant et le lendemain terrassé, l’empêche de fumer, tranquille, sur la terrasse de son jardin, où l’on avait fumé, parlé et bu ensemble lors de mon dernier séjour.

En mai 2015, j’avais saisi l’occasion d’une interview de Dany Laferrière pour filer à Montréal, je m’en veux tellement de n’être pas venue plus souvent. J’aurais tant aimé présenter à Alex cet Haïtien exilé au Québec, devenu écrivain après dix ans de travail à l’usine, étranger à toute plainte, me confiant dans un sourire aux éclats : « Je n’ai aucun mérite, je suis né heureux. »

Est-il né malheureux, mon frère, ou l’est-il devenu, happé par ses propres malheurs et une existence jugée insupportable, tant sa réalité objective – « J’ai tout pour être heureux » – jurait avec la perception qu’il en avait. Le désespoir sans objet le tuait à petit feu, sa culpabilité nourrissant l’impuissance de jouir de ce qu’il avait construit : un amour durable, une famille harmonieuse et un travail somme toute satisfaisant.

En mai, ses amis Franck et Guillaume étaient venus dîner, Alex était bêtement fier de son barbecue, comme il pouvait l’être de sa voiture, lui qui se fichait des bagnoles, il avait des relations alambiquées avec la vie d’adulte, tentait en permanence de la réinventer selon son esthétique et sa morale. J’y décelais un combat contre l’ennui et la vieillesse qui lui faisait perdre ses cheveux et prendre du ventre, la tentative d’assumer ses responsabilités sans renoncer à l’insouciance. Ce soir-là, il avait voulu me démontrer qu’il

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